La tendance du running
Régis Debray, lors d’une conférence donnée début 2016, offre des éléments pour une critique acerbe de la tendance au running. Il commence par se demander ce que nous aurions pu attendre de la sédentarisation liée à une forte urbanisation au niveau mondial et à la démocratisation de l’automobile. Une immobilité, la déchéance des membres inférieurs ? C’est ce qu’avaient prévu les futurologues du début du XXème siècle, voyant les citadins enfermés dans leurs petites boîtes métalliques ambulantes, les voitures. Au contraire, les urbains courent dans tous les sens, et même parfois sur place, si on les observe sur les tapis des salles de sport qui brassent une clientèle toujours plus nombreuse. Le médiologue parle même d’un « effet jogging » pour penser les forces récessives à l’œuvre dans l’histoire : « Depuis que les citadins marchent moins, ils courent beaucoup plus. ».
Course à pied et aliénation
Il est ainsi possible de critiquer la rapidité erratique de notre modernité. Mais on peut également extrapoler dans le sens d’une forme d’aliénation liée à la soumission à différentes exigences difficilement accessibles et donc anxiogènes. Celles liées aux canons esthétiques actuels, valorisant la jeunesse et la minceur parfois extrême et bien sûr celles liées aux valeurs du travail comme l’efficacité, la rapidité, la fluidité ou la mobilité. Ainsi, jusque dans ses loisirs, l’homme moderne demeurerait un travailleur, se souciant de lui-même en tant que rouage efficace d’une société et/ou cherchant à se conformer à des normes parfois absurdes et dictées de l’extérieur.
Guillaume Leblanc, « Courir : médiation physiques »
La pensée de Guillaume Leblanc, philosophe marathonien, auteur de Courir : médiations physiques permet de répondre à cette critique. D’après lui, le running ne serait pas du côté de la vitesse puisqu’on y recherche son propre rythme. Ni rapidité ni lenteur, mais le rythme qui nous est adéquat, notre rythme propre. C’est au contraire une manière d’échapper à une cadence imposée de l’extérieur et par là-même aliénante, celle liée à la condition de l’homme moderne.
Courir et dépassement de soi
Mais alors pourquoi vouloir se dépasser, augmenter ses performances ? Repousser les limites de son corps ? Est-ce nécessairement là aussi une manière de céder à des exigences venues de l’extérieur ? Celles imposées par les performances des autres ?
Pas forcément. D’une part chacun peut tracer sa propre voie sans chercher à se conformer à des normes en termes de temps et de distances parcourues. Et d’autre part même ceux qui cherchent sans cesse à faire reculer leurs propres limites, passant du marathon au trail, puis à l’ultra trail avec des courses en montagnes s’étalant sur plusieurs jours, peuvent entrer dans un autre cadre de compréhension : éprouver ses limites, c’est se sentir vivant et ressentir plus vivement sa peau, le vent dans ses cheveux, sa propre respiration, son rythme cardiaque. La peau est une limite : c’est la limite de notre corps ; ainsi éprouver ses limites c’est exister en tant que corps, sans que ce corps soit distinct d’un quelconque principe spirituel. En courant dans la nature, l’esprit se remplit lui aussi de la beauté perçue par un sens esthétique en éveil ; courir dans la nature c’est également redevenir une partie du système naturel, ce qui provoque des sentiments mêlés d’admiration, d’harmonie et d’humilité.
Ces sentiments contribuent au bien-être ; ils nous satisfont et nous rendent plus sereins.
La course de fond : un retour aux origines ?
Une récente hypothèse évolutionniste permet même de penser que la course de fond correspond éminemment à un retour aux origines : l’anthropologue Niobe Thompson postule que nous serions faits pour courir longtemps. Notre peau, nos nombreuses glandes sudoripares, bref notre capacité de transpirer abondamment nous permet de réguler la température de notre corps y compris en cas d’efforts importants et prolongés de manière particulièrement efficace, surtout par comparaison avec d’autres animaux qui doivent s’arrêter pour haleter et deviennent ainsi vulnérables à leurs prédateurs ; contrairement à la gazelle, par exemple, qui peut courir très vite…mais pas très longtemps. Ainsi, cela a pu être d’un grand secours pour se nourrir que de pratiquer la « course à l’épuisement » pour les hommes que nous avons été : au bout de quelques dizaines de minutes, la gazelle certes plus rapide s’effondre, épuisée, et ses délicieuses protéines nous permettront d’augmenter significativement la taille de notre cerveau. Cet avantage adaptatif montrerait donc que nous sommes bel et bien faits pour courir longtemps !
Vivre plus intensément, éprouver nos limites et se sentir dans notre peau d’homme, se ressourcer en renouant avec une activité ancestrale, cela correspondrait donc à une recherche de bien-être et à un authentique souci de soi, loin des diktats modernes liés à la vitesse et l’efficacité.
Mais se soucier de soi et de son propre bien-être ne serait-il pas un peu égoïste ?
Réponse au prochain épisode !